DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson : Les Ambassadeurs d’une Soul Française Innovante

Introduction : Un Duo Hors Normes dans le Paysage Musical

Dans l’écosystème musical français, peu de duos parviennent à incarner une symbiose aussi fascinante que DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson. Entre soul envoûtante, jazz déstructuré, accents afrobeat et textes ciselés à la française, leur univers sonore défie les catégories. Depuis leur rencontre en 2015, les deux artistes ont façonné une identité artistique hybride, mêlant profondeur lyrique et grooves irrésistibles. Leur démarche, à la fois introspective et festive, réinvente l’héritage de la soul en y injectant une sensibilité résolument moderne, nourrie par leurs racines multiculturelles et leur curiosité insatiable.

Origines et Rencontre : Deux Parcours, Une Alchimie

DjeuhDjoah : L’Alchimiste des Sons

Derrière le pseudonyme énigmatique de DjeuhDjoah se cache Jean-Daniel Owondo, musicien et producteur originaire de la région parisienne. Baigné dès l’enfance dans un mélange de rumba congolaise, de variété française et de R&B américain, il développe une oreille éclectique. Son nom de scène, inspiré d’un surnom familial, symbolise sa quête d’universalité : *« DjeuhDjoah, c’est une façon de transcender les frontières, de parler à toutes les cultures »*, explique-t-il. Avant de former le duo, il s’impose comme un producteur recherché, collaborant avec des artistes comme Ben L’Oncle Soul ou Corine.

Lieutenant Nicholson : Le Poète Groove

De son vrai nom Lionel Arnaud, Lieutenant Nicholson puise son inspiration dans un héritage plus littéraire. Fan de Léo Ferré et de Fela Kuti, il développe un style vocal singulier, oscillant entre spoken word mélodique et flow entraînant. Son pseudonyme, emprunté au célèbre personnage de Jack Nicholson dans *« Le Dernier Nabab »*, reflète son amour pour le cinéma et les personnages complexes. Son approche de l’écriture, souvent teintée d’ironie et de métaphores audacieuses, apporte une dimension narrative unique au duo.

2015 : La Naissance d’une Collaboration Alchimique

C’est sur les ondes de Radio FIP que leurs chemins se croisent. DjeuhDjoah, alors en résidence pour composer des jingles, remarque les textes percutants de Lieutenant Nicholson. Rapidement, ils expérimentent en studio, fusionnant leurs influences. *« On a tout de suite senti qu’on partageait la même vision : créer une musique intime mais dansante, qui parle au corps et à l’âme »*, se souvient DjeuhDjoah. Leur premier EP, *« Tunnel d’Amour »* (2016), pose les bases d’un son cosmopolite où le clavier Rhodes épouse les rythmiques chaloupées, tandis que les textes explorent l’amour et les absurdités du monde moderne.

L’Univers Musical : Une Fusion Aux Frontieres des Genres

La Soul Comme Colonne Vertébrale

Si leur musique puise à diverses sources, c’est la soul qui en constitue le cœur. Mais loin de pasticher les classiques américains, le duo la réinterprète à travers un prisme français. Les mélodies de DjeuhDjoah, souvent jouées au piano ou au synthé vintage, évoquent tantôt Curtis Mayfield, tantôt la pop psychédélique des années 70. Les arrangements, minimalistes mais soignés, laissent une large place à l’improvisation et aux textures atmosphériques, créant une ambiance à la fois chaleureuse et mystérieuse.

Afrobeat et Chanson Française : Le Melting-Pot Réussi

Ce qui distingue le duo, c’est son audace à marier des éléments apparemment antagonistes. Les percussions labyrinthiques d’inspiration afrobeat (comme dans *« Sors de Ma Head »*) côtoient des refrains entêtants dignes de Michel Berger. Lieutenant Nicholson, quant à lui, joue avec la langue française, mêlant argot et lyrisme sur des sujets tantôt légers (*« Pin Up »*), tantôt politiques (*« Citoyen du Monde »*). Leur album *« À quand rêvez-vous ? »* (2019) illustre cette fusion, oscillant entre titres dansants et ballades introspectives.

Un Lyrisme Engage et Poétique

Les textes du duo fonctionnent comme des miroirs déformants de la réalité. Dans *« Si tu savais »*, ils abordent les contradictions de l’amour moderne sur un rythme chaloupé, tandis que *« Le Jour se Lève »* évoque l’espoir malgré les crises écologiques. Lieutenant Nicholson utilise souvent l’humour et la dérision pour traiter de sujets graves, une approche qui rappelle l’esprit de Gainsbourg. *« Notre musique est un exutoire, mais aussi un appel à rêver ensemble »*, résume-t-il.

La Magie Scénique : Quand le Live Défie les Conventions

Sur scène, DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson transforment leurs compositions en expériences immersives. Entourés d’une section cuivres énergique et de choristes envoûtantes, ils mélangent improvisation jazz et rigueur rythmique. Le public, conquis par leur complicité palpable, est entraîné dans une oscillation constante entre danse et réflexion. Leur performance au Festival des Vieilles Charrues en 2022 reste dans les mémoires : sous la pluie, ils ont électrifié la foule avec une version prolongée de *« Plus jamais »*, mêlant saxophone furieux et breakdowns électroniques.

...

Discographie et Evolution : Du Underground à la Reconnaissance Critique

« À quand rêvez-vous ? » : L’Affirmation d’un Style

Sorti en 2019 sous le label Heavenly Sweetness, *« À quand rêvez-vous ? »* marque un tournant pour le duo. Loin des expérimentations de leurs premiers EPs, l’album déploie une maturité audacieuse. Tracks comme *« Citoyen du Monde »* ou *« Ce matin »* révèlent une écriture plus ambitieuse, où la soul se télescope avec des éléments de hip-hop et de funk analogique. Leur collaboration avec l’ingénieur du son Paul Ouertani (connu pour son travail avec FKJ) apporte une dimension cinématographique aux productions, notamment dans les nappes de cordes de *« L’Étranger »*. L’album, salué par Les Inrocks, propulse le duo sur les scènes internationales, du New Morning à Paris au Festival Mundial aux Pays-Bas.

« Merci pour l’énervement » (2021) : La Consécration

Avec leur deuxième album studio, DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson approfondissent leur exploration des contradictions humaines. Le titre éponyme, *« Merci pour l’énervement »*, résume leur ethos : transformer les frustrations en énergie créative. Ici, les beats sont plus nerveux (*« Tout va bien »*), les textes plus caustiques (*« VIP »* dénonçant l’élitisme), tandis que des invités comme le saxophoniste Célia Kameni insufflent une touche jazz fusion. L’album est couronné par une Victoire du Jazz en 2022 dans la catégorie « Révélation », un symbole fort pour des artistes refusant les cases.

Collaborations et Projets Parallèles

En marge de leur travail en duo, les deux artistes cultivent des synergies fructueuses. DjeuhDjoah signe des productions pour Lous and The Yakuza ou Benjamin Biolay, tout en explorant la musique ambient sous le pseudonyme DJD Project. Lieutenant Nicholson, lui, multiplie les featurings, comme avec Hyphen Hyphen sur *« Parts of Me »* (2023), et écrit pour le théâtre (*« Éloge de la Fuite »*, mis en scène par Redha Debbeche). Ces escapades solo nourrissent leur complicité, comme ils l’expliquent : *« On se challenge mutuellement à ramener des idées neuves dans le groupe »*.

Thématiques et Influences : Paroles Engagées, Héritages Revendiqués

Poésie du Quotidien et Utopies Fragiles

Contrairement à nombre de leurs contemporains, DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson évitent le militantisme frontal. Leurs textes préfèrent interroger que sermonner. Dans *« Ce qui reste »* (2023), ils égrènent des souvenirs d’enfance sur une mélodie nostalgique, évoquant la banlieue parisienne comme un espace de rêves en suspens. Les thèmes récurrents – l’identité, l’écologie, les relations humaines – sont traités avec un mélange de tendresse et d’urgence, comme dans *« Demain peut-être »*, où des couplets sur le dérèglement climatique s’enroulent autour d’un groove envoûtant.

Influences : De Fela Kuti à Alain Souchon

Leur playlist idéale serait un savant chaos : le swing jazzy de Cortex, les riffs de guitare de William Onyeabor, les orchestrations de Michel Legrand. Lieutenant Nicholson cite volontiers Léo Ferré et Sonny Rollins comme maîtres en « art du paradoxe ». DjeuhDjoah, lui, puise dans la sapologie congolaise et l’electro de Moderat. Cette hybridité se ressent dans leur reprise de *« Alexandrie Alexandra »* de Claude François, réinterprétée en version afro-disco lors des Nuits de Fourvière 2023 – un hommage décalé à la variété française.

La Langue Française Comme Terrain de Jeu

Jouant avec les mots et les silences, les deux artistes réinventent la chanson francophone. Leur usage de l’argot (*« gonze »*, *« ouf »*) ou des néologismes (*« amouristique »*, *« grooveologie »*) crée un langage unique. Lieutenant Nicholson compare leur processus d’écriture à *« du collage surréaliste, où on assemble des bouts de réel pour créer du sens nouveau »*. Un exercice manifeste dans *« Mots d’Heures »* (2021), chanson construite autour de calembours et de références littéraires。

Engagement Social et Philosophie Artistique

Musique et Citoyenneté : Un Art Éthique ?

Leur engagement dépasse les slogans. En 2020, ils cofondent l’association « Notes Solidaires », organisant des ateliers d’écriture dans les quartiers prioritaires. Leur concert au profit des réfugiés ukrainiens à la Philharmonie de Paris (2022) témoigne d’une vision de l’art comme lien social. *« La scène est un espace de dialogue, pas un piedestal »*, insiste DjeuhDjoah. Cette éthique se reflète aussi dans leur production écoresponsable : studios alimentés à l’énergie solaire, pressages vinyls en matières recyclées…

Le Dilemme de l’Artiste « Underground » Face au Succès

Avec la médiatisation croissante, le duo navigue entre visibilité et authenticité. Leur refus de participer à certaines émissions TV, jugées « trop formatées », illustre cette tension. *« On veut toucher le grand public sans trahir notre ADN »*, confie Lieutenant Nicholson. Un équilibre délicat, mais réussi : leurs concerts affichent complet de l’Olympia aux festivals indie, preuve qu’audace et accessibilité peuvent coexister.

L’Improvisation Comme Manifeste

Contre la standardisation des streams, DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson érigent l’imperfection en vertu. Leurs lives intègrent des jam sessions où chaque musicien peut prendre la lumière, renouant avec l’esprit des clubs jazz des années 60. *« Le risque, c’est ce qui rend la musique vivante »*, clame DjeuhDjoah, pianiste épris de Keith Jarrett. Cette philosophie se matérialise dans leur série de podcasts improvisés *« Studios Pirates »*, enregistrés dans des lieux insolites (parking souterrain, jardin botanique…).

...

Leur Place dans le Panorama Musical Actuel

Un Nouveau Modèle pour la Musique Urbaine ?

DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson incarnent une nouvelle génération d’artistes urbains. À l’opposé des clichés du « rap game » ou de la pop formatée, ils inventent une voie singulière, hybride et exigeante. Leurs samples atypiques (du free jazz, de la chanson réaliste…) et leur écriture kaléidoscopique enrichissent le paysage francophone. Des artistes comme Yussef Dayes ou Sidi Wacho s’en inspirent, explorant à leur tour les passerelles entre musiques improvisées et électronique.

L’Innovation au Service de la Transmission

Au-delà de leur style avant-gardiste, le duo œuvre pour la transmission. Leur Fender Rhodes, transmis de DjeuhDjoah à de jeunes élèves lors d’ateliers au Conservatoire de Paris, symbolise cette démarche. Lieutenant Nicholson, en résidence à la Cité des Arts de Paris, initie des ateliers d’écriture avec des collégiens issus de milieux défavorisés. *« La musique doit être un vecteur de liberté, pas un privilège »*, affirme-t-il. Leur présence dans des festivals scolaires et leur collaboration avec des éducateurs culturels renforcent cette conviction.

Regards Croisés : Comment la Critique et le Public les Reçoivent

Une Critique Unanime, mais Pas Dépourvue d’Interrogations

La presse musicale les a adoubés, saluant leur *« groove ténébreux »* (Libération) et leur *« intelligence du rythme »* (Télérama). Certains albums, comme *« Merci pour l’énervement »*, ont même été certifiés « disque de l’année » par FIP. Cependant, quelques critiques regrettent une certaine hermétisme dans les textes, craignant que leur goût pour l’ellipse n’égare certains auditeurs. *« On préfère être compris par ceux qui nous ressemblent »*, répondent-ils, assumant leur idiosyncrasie.

Un Public Fidélisé, Débordant les Frontières

Leurs concerts drainent un public bigarré, du fan de longue date au néophyte séduit par leurs shows visuels. Les fans japonais reprennent leurs morceaux au karaoké à Tokyo ; on les applaudit à New York comme à Dakar. Leur tournée 2023, qui incluait des dates en Amérique latine, a révélé une dimension diplomatique à leur musique : ils sont devenus des ambassadeurs culturels non officiels, capables de transcender les clivages géopolitiques par leurs mélodies universelles.

Perspectives : Que Peut-on Attendre de Leur Avenir ?

Nouveaux Projets : Musique de Film et Collaborations

DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson multiplient les projets parallèles. Ils viennent de signer la bande originale du film *« Les Révoltés de Ménilmontant »* de Jacques Becker (réédition augmentée de partitions inédites). Une exposition sonore immersive autour de l’histoire du jazz est prévue au Musée de la Musique de Paris en 2025, mêlant extraits d’archives et créations originales. Le duo commence également à explorer le champ de la réalité virtuelle, en créant des capsules sonores 3D pour des expériences immersives.

Vers un Cinquième Album ?

Des rumeurs évoquent un nouvel album studio pour 2025. Interrogés sur leurs intentions, les deux artistes restent discrets, se contentant de glisser qu’ils *« écrivent pour mieux comprendre le monde »*. Les bribes qu’ils ont laissées filtrer sur les réseaux sociaux (séquences rythmiques mécaniques, samples de lecture de poésie dadaïste…) laissent augurer d’une nouvelle expérimentation. Quels que soient leurs prochains choix artistiques, une chose semble acquise : DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson continueront d’arpenter les frontières entre groove, révolte et réenchantement.

Conclusion : Une Nouvelle Ère pour la Musique Française ?

Avec DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson, c’est moins une révolution qu’une rénovation en douceur qui s’opère. Ils poursuivent, chacun à leur manière, l’héritage des *« Enfants de la République »* chers à Laurent Voulzy, en y injectant une dose d’afrofuturisme et de disruption rythmique. Leur réussite – artistique, sociale, générationnelle – inspire une nouvelle vague de musiciens hexagonaux, qui se sentent désormais légitimes à recycler, déconstruire ou propulser le patrimoine musical français.

En réinventant la soul à leur image, en façonnant un imaginaire urbain et multiculturel, DjeuhDjoah & Lieutenant Nicholson se positionnent comme des passeurs essentiels de la musique francophone contemporaine. Leur complicité, tissée de musique et de mots, continue de tracer la voie pour d’autres, explorant de nouvelles géographies sonores tout en restant ancrés dans le réel. Leur odyssée, loin d’être achevée, se révèle être une invitation à rêver, ensemble, d’un monde plus vibrant et plus solidaire.